Contexte
Environ 40 %du territoire métropolitain est constitué de roches karstiques (Nicod,2010). Les cavités souterraines naturelles qui y sont présentes peuvent générer des mouvements de terrain en surface. Des méthodes sont actuellement en cours de montage afin de mieux évaluer cet aléa. Celles-ci indiquent d’ores et déjà que certains aménagements anthropiques augmentent la probabilité de déstabilisation des terrains. Grâce à un financement du Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire (Direction Générale de la Prévention des Risques), le BRGM a réalisé, en 2015-2016 un état des lieux global de la problématique. La bibliographie a été confrontée à un retour d’expérience national et permet de recenser les configurations anthropiques les plus dangereuses en France. Certains phénomènes ont par ailleurs été conceptualisés, à travers la modélisation de la saturation des sols sous un ouvrage fuyard. L’ensemble de ces réflexions aboutit à une série de recommandations visant à limiter les impacts de ces aménagements dans les zones à risque.
Etat des lieux
Synthèse bibliographique internationale
En Chine, sur la base d’une analyse de près de 45000 désordres, environ 87 % d’entre eux sont induits par des causes anthropiques ; en Pennsylvanie (1574 désordres analysés), cette proportion est de 58 % (Waltham et al.,2005). Pour la Chine, Meng et al. (2012) aboutissent à des conclusions similaires. Les aménagements incriminés sont les suivants (Waltham et al.,2005–Gutierrez et al., 2014) : irrigation, conduites fuyards, canaux et fossés fuyards, bassins de rétention, suppression de la végétation, opérations de forage (mauvais colmatage, injection de fluides). Par la suite, nous avons retenu 6 catégories d’aménagements : les bassins, les canalisations aériennes (eau à l’air libre), les canalisations enterrées, les ouvrages d’infiltration ponctuelle, les pompages, et les autres ouvrages.
Retour d’expérience en France
La recherche dans les archives du BRGM a été complétée par l’envoi d’un questionnaire à la plupart des acteurs participant à la gestion du risque « cavité » en France : BRGM, CEREMA, INERIS, administrations, bureaux d’étude et experts nationaux du karst. 77 retours d’expérience ont ainsi été réunis et analysés. Bien qu’il ne soit certainement pas exhaustif (en raison en particulier de la perte de mémoire:près de 90% des cas datent de moins de 15 ans), ce nombre apparait suffisant pour offrir un panorama représentatif de la problématique à l’échelle nationale.
La répartition spatiale des retours d’expérience montre le plus d’exemples en Haute Normandie (29 cas) puis en Franche-Comté (15 cas) et en Aquitaine (8 cas). Notons également le cas du Loiret (6 cas). Cette répartition des désordres est relativement cohérente avec celle des cavités, les régions indiquées étant celles en contenant le plus (Haute-Normandie : karst de la craie , Franche-Comté : karst nu du calcaire jurassique, Aquitaine et Loiret : karst sous-couverture de calcaire éocène).
Concernant la configuration géologique, 40 cas concernent le karst du calcaire , 30 celui de la craie et 7 celui du gypse. La majorité des cas se situe par ailleurs en contexte de karst sous couverture (65 cas, 85 %), le karst nu ne correspond qu’à 8 cas (10 %) et celui de contact à 4 cas (5%). En rapportant cette répartition aux surfaces occupées par ces types de karst (karsts sous-couverture : 170000 km2, karst nu : 40000 km2 - Nicod, 2010), les aménagements en contexte de karst sous-couverture sont affectés par 2 à 2,5 fois plus de désordres qu’en contexte de karst nu. (NB : cette analyse de densité n’est pas possible pour les karsts de contact car leur surface, même si elle est très faible, n’est pas connue à l’échelle du territoire).
A l’exception du val d’Orléans et de la Seine-Maritime, la mise en perspective du rôle des aménagements vis-à-vis de la situation « normale « (sans aménagement) n’est pas possible (absence d’étude détaillée de la situation « normale »). Pour le val d’Orléans, 20% des désordres de la période 2010-2016 sont liés à des aménagements. En Seine-Maritime, l’analyse d’une étude réalisée sur la sinistralité des bassins de rétention indique qu’entre 5 et 15 % des désordres seraient d’origine karstique (David et al.,2010). Le délai entre la construction de l’aménagement et l’apparition du désordre n’est connu que pour 15 cas : 3 évènements ont eu lieu pendant les travaux, les 12 autres touchent des aménagements achevés sans encombre.Concernant les types d’aménagement, les bassins sont les plus représentés avec 42% des cas, suivent, à égalité, les canalisations à l’air libre et enterrées (19% chacune), les ouvrages d’infiltration ponctuelle (13%), les pompages (5%).
Suivant la classification du guide méthodologique « cavités souterraines », la majorité des désordres est d’intensité limitée(diamètre inférieur à 3 m pour 55% des cas), suit l’intensité modérée (diamètre compris entre 3 et 10 m pour 30% des cas) et, pour finir, l’intensité élevée (diamètre supérieur à 10 m pour 15% des cas). Ces désordres ont presque toujours entrainé des dommages : généralement la mise hors d’usage des aménagements (67% des cas). Le cas le plus grave est une opération de forage ayant causé deux victimes.
Quelques cas remarquables
Parmi les 77 cas collectés, on peut retenir les cas emblématiques suivants :
- En Seine-Maritime : dans le contexte du karst de la craie sous-couverture, l’apparition concentrée de bétoires au niveau de bassins (stations d’épuration : 73 touchées, bassins de lutte contre les inondations : 15% sur 413, synthèse BRGM – David et al., 2010) concerne particulièrement les ouvrages non imperméabilisés.
- Dans les Hautes-Pyrénnées, le canal d’irrigation de la Neste s’implante, au niveau de la commune de Hèches, sur un karst calcaire sous-couverture (linéaire concerné : environ 2 km). Entre 20 à 30 désordres se sont produits sur cette zone entre 1909 et 2014 (affaissements et effondrements, certains très grands : longueur = 18 m pour l’un d’entre eux). Les analyses réalisées indiquent un agrandissement des cloches de fontis au sein de la couverture argileuse (plusieurs mètres en 30 ans), et ce à proximité immédiate du canal (synthèse par le BRGM).
- A Bonnevent-Veloreille (Haute-Saône), sur un karst de contact marne /calcaire , la réinfiltration des eaux de source et pluviale par des puisards aurait fortement accéléré l’érosion interne du colmatage des vides karstiques (débourrage) faisant apparaître, entre 1993 et 2008, plusieurs désordres (information CEREMA).
- Dans un contexte de karst calcaire sous couverture éocène et quaternaire (35 m d’épaisseur), la réalisation d’un forage d’eau, apparemment réalisé sans les précautions nécessaires, a engendré un fontis de 7 m de diamètre et 3 m de profondeur, puis, de manière différée,l’apparition d’autres effondrements. Ce cas dramatique (2 victimes) est en cours d’instruction judiciaire (information CEREMA).
- Au nord de Paris : l’exploitation de la nappe du Lutétien, qui inclut des formations gypseuses, est corrélée avec l’apparition de désordres (Toulemont, 1987).
Saturation des sols sous un ouvrage d’infiltration
Deux phénomènes sont supposés avoir engendré la majeure partie des désordres des cas concernant les karsts sous-couverture :
- la « desquamation » qui opère par des micro-ruptures mécaniques de la voûte d’une cavité liées au poids de l’eau (pression interstitielle) (Tharp,1999&2002)
- le soutirage/suffosion qui consiste en une érosion interne des particules causée par l’écoulement d’eau (processus actif lorsque la vitesse d’écoulement de l’eau est supérieure à la résistance critique au cisaillement) (Jiang et al.,2015).
Le soutirage/suffosion nécessite un milieu saturé alors que la desquamation peut se produire en milieu initialement saturé (baisse du niveau piézométrique ) ou non saturé (front de percolation).
Une série de modélisations a été réalisée pour tester la dynamique de saturation d’un milieu initialement non saturé et pour obtenir l’évolution du profil des gradients de pression interstitielle au cours de la saturation du milieu.Le logiciel MARTHE, développé au BRGM, a été utilisé. Ce code est un logiciel de calcul d’écoulement en milieu poreux (en aquifère ) basé sur la méthode des volumes finis (maillage du domaine). Le cadre introduit correspond à une formation poreuse homogène (couverture du karst, porosité efficace de 20 %), relativement peu perméable (3x10-6m.s-1) d’une épaisseur non saturée initiale de 16 m (profondeur de la nappe à16 m) au sommet de laquelle un aménagement est introduit (bassin ou infiltration concentrée). Les configurations simulées comprennent deux conditions aux limites (charge imposée pour représenter le cas d’un bassin et flux imposé pour le cas d’une fuite de canalisation ou l’infiltration d’un fossé ou d’un puisard) et plusieurs géométries (épaisseur couverture, dimension aménagements) et paramètres hydrodynamiques (perméabilité et porosité de la couverture). Deux séries de résultats sont présentées ci-dessous à titre d’exemple.
- Evolution des teneurs en eau à quatre temps successifs : (a)bassin de rétentionet (b) fuite en surface ; les conditions saturées sont représentées en rose (100 % de saturation)
Pour les deux scénarios, les gradients de pression interstitielle sont les plus marqués au droit du front de percolation. Ces conditions sont favorables au processus de desquamation comme déjà indiqué par Tharp (1999).
Les scénarios avec un bassin de rétention montrent qu’un régime saturé est atteint selon une durée variable (1 à 58 jours) après la mise en eau du bassin en fonction de la configuration. La perméabilité des terrains a le plus fort contrôle sur cette durée. Après saturation, le processus de soutirage/suffosion peut alors se mettre en place. Au contraire, les scénarios de fuite d’une canalisation ou de puisard en surface montrent que pour des débits modestes (< 1 L.s-1), la saturation n’est pas atteinte et qu’un régime pseudo-permanent s’établit en condition non saturée. Le processus de soutirage/suffosion ne semble donc pas pouvoir être évoqué (sauf forts débits).
Ces résultats exploratoires sont préliminaires. Il serait intéressant de pousser plus loin les tests en considérant des contextes hétérogènes et des scénarios plus réalistes (variations temporelles de charge ou de débit ).
Conclusions et recommandations
L’analyse des retours d’expérience montre des désordres liés à des aménagements pour tous les types de contexte karstique (calcaire , craie , gypse) avec une prépondérance d’événements dans le cas des karsts carbonatés sous couverture meuble. Ce résultat est cohérent avec la forte sensibilité de ces karsts couverts à l’aléa mouvement de terrain (Perrin et al.,2014). Dans ce cas, le processus dominant est le soutirage/suffosion et la desquamation des matériaux meubles de la couverture vers les vides karstiques qui en sont le réceptacle.
Les différents types d’aménagement à l’origine de désordres (bassins, canalisations à l’air libre ou enterrées, ouvrages d’infiltration ponctuelle, pompages et tunnel) correspondent aux principaux types d’aménagement identifiés dans les références bibliographiques internationales. Une différence notable est le rôle minime des pompages puisque ceux-ci ne sont évoqués que dans quatre cas dans le cadre du retour d’expérience réalisé à l’échelle nationale.
Dans tous les cas, l’aménagement va accélérer des mécanismes déjà actifs mais qui, normalement, progressent sur des échelles de temps bien plus longues (accélération de l’érosion interne en karst sous couverture, accélération de la dissolution en contexte de gypse) voire même pourra initier un processus inopérant en conditions naturelles (mise en place d’un gradient hydraulique, saturation d’un terrain non saturé, augmentation des pressions d’eau interstitielle, etc.) Les résultats de la modélisation exploratoire et les éléments issus de la bibliographie montrent que les paramètres clés dans l’accélération ou l’apparition de l’instabilité sont :
- dans le cas d’une concentration de l’infiltration : la perméabilité, la cohésion et l’épaisseur de la couverture ; la nature de l’aménagement (débit d’infiltration, charge imposée, variations de charge ou de débits)
- dans le cas de modifications du niveau piézométrique : la position de la nappe par rapport à l’interface couverture-karst, la dynamique de la nappe (amplitude des variations, vitesses de variation).
Sur la base de ces résultats, des précautions doivent être prises pour la réalisation des aménagements susnommés. De manière générale, si le contexte géologique est sensible, la première étape d’une étude doit comprendre un diagnostic karstique par un bureau d’étude spécialisé afin de préciser l’aléa mouvement de terrain. Cette analyse ne doit pas se contenter d’étudier le seul site du projet, elle doit s’étendre à la zone d’influence potentielle du projet vis-à-vis du fonctionnement de l’ensemble du secteur karstique.En cas d’aléa avéré et si l’aménagement ne peut pas être déplacé en dehors de la zone d’aléa ou si le risque est considéré comme acceptable, alors il convient d’adapter la construction à l’aléa en prenant certaines mesures préventives.Nous proposons ici quelques principes déclinés en fonction du type d’aménagement et du type de karst. Ces principes sont basés sur les résultats du retour d’expérience, de la modélisation exploratoire et de l’analyse bibliographique.